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Géopolitique du Cachemire et du Ladakh

Zanskar et Ladakh, Inde

L’ensemble des frontières de la région du Cachemire et du Ladakh sont controversées : Celle avec le Pakistan depuis la partition l’est tout autant que celle avec la Chine, comme le révèlent une fois de plus les récents incidents entre les deux armées voisines. Les voyageurs en Inde qui se rendent dans ces régions le savent : un permis est souvent nécessaire pour visiter les zones frontalières et certaines destinations particulières, enclaves toutes proches des lignes de contrôle sont inaccessibles aux touristes.

Selon les cartes, on peut s’étonner de voir les limites des frontières varier, alors que la fameuse LOC (ligne de contrôle) ratifiée lors de l’accord de Karachi en 1949, sous contrôle de l’ONU, est bel et bien définie physiquement sur le terrain.

Mais le 5 août 2019, le Ladakh a vu un souhait fort ancien se réaliser enfin : il est devenu un territoire séparé du Cachemire, un état sous tutelle directe du gouvernement central de l’Inde.

Nombreux sont les voyageurs au Ladakh à avoir vécu en direct cette décision inattendue l’été dernier. Mais au vu des tensions que cela a généré au Cachemire, à nouveau propulsé sur la scène internationale, certains voyageurs n’ont pas osé venir, d’autres ont rapatrié leurs troupes. Pourtant, la situation au Ladakh est bien différente de celle du Cachemire voisin.

 

Où se trouvent le Cachemire et Ladakh ?

L’ancien état du Jammu et Cachemire se situe au nord-ouest de l’Inde, dans une enclave montagneuse de l’Himalaya, coincée entre le Pakistan et la Chine. Une partie du Cachemire est au Pakistan, l’autre en Inde depuis la partition de l’empire colonial britannique des Indes. Le Ladakh lui est en Inde, mais une région appelée l’Aksai Chin, considérée comme faisant anciennement partie de la grande région du Cachemire, partie liée aux plaines nomades du Changtang à l’est du Ladakh, a été annexée par la Chine. En 1962, dans ce qui fut la seule guerre sino-indienne, que cette dernière a perdu, l’Inde n’a pu récupérer ce territoire.

La partie indienne du Cachemire, l’Etat du Jammu-et-Cachemire, s’étend sur plus de 200 000 km2, soit un peu plus que la Grande-Bretagne, et compte 12,5 millions d’habitants. Elle est composée au nord de la vallée de Srinagar, à dominante musulmane, et d’un désert de montagnes, le Ladakh à l’est, à majorité bouddhiste et peu peuplé.

 

Temple Ladakhi

La partie pakistanaise du Cachemire s’étend, elle, sur plus de 86 000 km2, avec 6,4 millions d’habitants.  L’Aksai Chin représente 37 000 km2, mais on ne connait pas sa population, la Chine ne communiquant pas sur le sujet !

Ainsi, avec la partition, de toute part furent divisées des familles, des peuples et des territoires de pâturage pour les nomades. Cette partition mis également fin aux fructueux échanges commerciaux et religieux, car le Ladakh était une étape, une destination importante sur les routes marchandes avec le Tibet et l’Asie Centrale.

A contrario, a suivi un développement touristique important et stable côté indien. Si la région du Ladakh ne fut ouverte au tourisme extérieur qu’en 1974, ce désert d’altitude de culture et de géographie tibétaine est devenu une destination extrêmement populaire, une sorte d’ersatz au Tibet, tout à l’inverse du Cachemire jadis destination privilégiée des britanniques, de l’élite indienne, et région considérée comme la Suisse de l’Himalaya, un paradis sur terre ! Le nombre de voyageurs à se rendre au Ladakh ces dernières années est en très forte augmentation, notamment avec un tourisme intérieur qui a explosé suite à l’immense succès d’un film Bollywood appelé les « trois idiots »  et dont le décor de fin est au Ladakh et au lac Pangong.

Habitante du Ladakh, photo saisie par un voyageur de Rencontres au bout du monde, spécialiste des voyages en immersion chez l’habitant

A l’inverse la destination jadis privilégiée du Cachemire est devenue zone rouge déconseillée par les ambassades, l’une des plus militarisée au monde, qui semble osciller entre douceur de vivre et conflits armés, entre prières et couvre feu.

 

Quelle était la situation du Jammu et Cachemire et du Ladakh ?

Le 26 octobre 1947 le Maharaja Hari Singh, hindouiste qui gouvernait le Cachemire avant la partition, accepta après bien des tergiversations le rattachement du Cachemire à l’Inde à condition de lui accorder un statut spécial lui concédant une grande autonomie : C’est le fameux article 370 de la Constitution indienne. Cela donnait à l’état du Jammu-et-Cachemire une constitution distincte et un drapeau. Surtout, le gouvernement fédéral indien devait déléguer à l’exécutif local et à l’Assemblée législative la gestion des affaires intérieures. Autrement dit, les lois votées par New Delhi n’étaient pas appliquées au Cachemire, ni au Ladakh, à l’exception des domaines de la défense, des affaires étrangères, des finances et des communications.

Cet article s’accompagne d’un autre article de grande importance, l’article 35A qui stipule que seuls les Cachemiris et ladakhis peuvent être propriétaires terriens dans leur état. Même les indiens ne peuvent acquérir des biens dans ces deux régions du Cachemire et du Ladakh.

En devenant un « Etat de l’Union » le « Jammu et Cachemire » perd toutes ses prérogatives  et les hindouistes pourront s’établir au Cachemire, volonté sous-jacente des nationalistes hindouistes du parti politique de Modi, le Premier Ministre !

 

Qu’est-ce que signifie cette partition ou dissolution de l’état du Jammu et Cachemire ?

Le Jammu-et-Cachemire n’est désormais plus un Etat de l’Union mais devient un territoire, et le Ladakh en devient un autre. Ces deux territoires sont désormais gouvernés par New Delhi, notamment en ce qui concerne les forces de police.

Par la même occasion, le gouvernement nationaliste de Narendra Modi a mis fin à l’autonomie spéciale dont jouissait cette région du monde selon l’article 370 de la constitution indienne. Cette décision soudaine implique bien des changements au niveau institutionnel et social. Cela modifie notamment l’accès à la propriété et aux hauts postes de la fonction publique. Le statut d’autonomie rendait difficile l’acquisition de biens immobiliers par des personnes n’habitant pas le Ladakh et le Cachemire, ce qui ne sera plus le cas, en faisant référence à ce fameux article 35A. Les Indiens considèrent que le Cachemire leur appartient et ne doit pas être abandonné aux musulmans, ni au Pakistan. A noter que le Cachemire est la seule région indienne à majorité musulmane. Les Cachemiris de leur côté craignent que le gouvernement nationaliste ne souhaite faire évoluer la démographie de leur région.

 

Pourquoi cette décision ?

Cela fait 70 ans que les nationalistes hindous souhaitent mettre fin au statut spécifique du Jammu-et-Cachemire. Le parti de la droite fondamentaliste hindou n’a jamais accepté le statut de la région. Le gouvernement nationaliste de Narendra Modi, Premier ministre au pouvoir depuis 2014 et réélu aux dernières élections en mai 2019 promettait d’y mettre fin.  Cela fait également 70 ans que le Ladakh demande une autonomie vis à vis du Cachemire et refuse de dépendre de Srinagar et de subir la très haute corruption qui sévit dans cet état.

Sur le plan local, le Cachemire traverse une zone de turbulence ces derniers temps. Le Parlement cachemirien a été dissous en novembre 2018, après la chute de la coalition régionale au pouvoir. La région était, depuis, administrée par New Delhi en attendant de nouvelles élections.

Enfin, il s’agirait pour le gouvernement de faire diversion sur la situation du pays. Avec plus de 170 millions de pauvres en 2015 selon la Banque mondiale, l’Inde totalise près du quart de la pauvreté de la planète. Et la conjoncture ne semble pas très bonne sur le plan économique et social. L’économie indienne est en perte de vitesse, les investissements en berne, la consommation en dessous de la moyenne. « Il était temps que l’on trouve un thème qui permette de détourner l’attention du public, de remobiliser sur le thème ethno-nationaliste que Narendra Modi affecte par-dessus tout. Rien n’est plus facile que de mobiliser sur le thème de la nation indienne à unir et à consolider », analyse Christophe Jeffrelot, chercheur au Centre de recherches internationales.

 

Quelle incidence pour le Ladakh ?

Le Ladakh à majorité bouddhiste réagit très favorablement à cette décision statutaire. D’autant que chaque district au sein du territoire devient un district autonome, ce qui permet à la vallée du Zanskar notamment d’être enfin un district indépendant de celui de Kargil, et d’espérer un meilleur développement de sa région enclavée et souffreteuse de la corruption forte qui sévit à Kargil.

Les Ladakhis espèrent désormais une hausse des salaires et des budgets qui leurs seront alloués, et moins de « perte en ligne » liée à la corruption. Mais les habitants de ce nouveau territoire du Ladakh redoutent la fin des quotas de postes qui leur étaient réservés dans les administrations et autres institutions publiques, ainsi que l’achat des terres par d’autres indiens. Ils redoutent également la fin des rations alimentaires auxquelles ils avaient droit. Tous ces avantages étaient liés au statut de « minorité ethnique » de la région afin de promouvoir son développement, aider au désenclavement de cette région isolée. De fait, depuis l’obtention de son nouveau statut, les manifestations, notamment d’étudiants, se sont multipliées en ce sens, afin de conserver ces avantages. Précisions que la région est un désert d’altitude, peu peuplé certes, mais où les ressources fragiles et rares peuvent mener au désastre si une explosion démographique ou une mauvaise gestion. Leh est un exemple concret de ces problèmes à venir avec ses ressources hydriques sérieusement exposées à pénurie dans les années à venir, tant l’eau a été pompée par tous les hôtels et guest-house pour alimenter douches et toilettes à l’occidentale !

Que les voyageurs désireux de se rendre au Ladakh ou au Zanskar se rassurent, sur le plan touristique, rien n’a pour l’instant véritablement changé !

Paysage typique du Ladakh

 

Quelles sont les conséquences diplomatiques ?

Au niveau local, ce remodelage de la région a clairement accentué les tensions avec le Pakistan. Le gouvernement pakistanais d’Imran Khan a condamné cette révocation de l’autonomie du Cachemire indien et indiqué qu’il « ferait tout ce qui est en son pouvoir pour contrer les mesures illégales ». De violents heurts ont secoué le Cachemire à Srinagar notamment, durant tout l’été 2019, si bien qu’un couvre feu dut être imposé. L’Inde a également déployé des dizaines de milliers de paramilitaires en renfort au Cachemire, une région qui comptait déjà près d’un demi-million de membres des forces de sécurité.

Au niveau international, l’annonce du gouvernement indien pourrait par ailleurs compliquer la sortie d’Afghanistan des Américains, après 18 années de guerre. Washington a en effet besoin d’Islamabad comme intermédiaire dans les pourparlers avec les rebelles talibans. Or Washington s’est clairement affiché comme allié de l’Inde ses derniers temps. Si les États-Unis ne soutiennent pas les intérêts pakistanais au Cachemire après la décision indienne, Islamabad pourrait ainsi décider de faire capoter les négociations afghanes.

Le président américain Donald Trump s’est proposé comme médiateur entre l’Inde et le Pakistan sur le contentieux du Cachemire, une  offre rejetée par New Delhi qui considère que la question ne relève que du domaine bilatéral, de la même manière qu’elle le fit après la partition autour du partage des ressources fluviales, jusqu’à intervention de la Banque Mondiale et ratification d’un traité en 1960.

Par ailleurs, l’ONU a toujours réclamé une consultation de la population pour savoir à quel pays les Kashmiris souhaitaient être rattachés. L’Inde a toujours su qu’en accordant une telle consultation à ses musulmans du Cachemire, elle risquait de perdrait la région. Elle a donc préféré favoriser à n’importe quel coût le développement de cette terre tant disputée, en espérant qu’avec le temps, les revendications indépendantistes des Kashmiris s’atténueraient.

L’Inde, cinquième puissance économique au monde et en possession de l’arme nucléaire, demande à intégrer le Conseil de Sécurité de l’ONU surreprésenté au niveau européen par la Grande-Bretagne et la France. Une réorganisation de ce conseil pourrait se faire au détriment de pays devenus moins forts comme la France, qui ne manquerait pas alors de brandir les manquements aux décisions de l’ONU, comme le cas du Cachemire.

Il est certain que Narendra Modi manoeuvre sur plusieurs fronts, qu’il ne porte pas les musulmans dans son coeur et peut souhaiter un développement démographique à la faveur des hindous dans la région pour reprendre le contrôle.

N’oublions pas que le Ladakh et le Cachemire sont un véritable château d’eau pour le Pakistan, avec notamment diverses sources importantes de l’Indus, seul fleuve qui traverse ce pays. La décennie qui a suivi la partition a crée un important conflit autour de la ressource hydrique et du partage des eaux de l’Indus. Un traité international, signé en 1960, fut nécessaire pour avait fermé le « robinet » afin de prévenir son belliqueux voisin qu’il disposait là d’un pouvoir vital qu’il détenait grâce à un seul fleuve !

 

Quel avenir ?

Depuis ce grand remodelage, le coronavirus est passé par là. Ce qui ne va certainement pas arranger les affaires touristiques dans les deux territoires que sont devenus le Cachemire et le Ladakh. Et à cause d’une situation instable, explosive le long de la frontière pakistanaise, de fait à la une des journaux, nombreux sont les touristes qui préfèrent une destination plus sûre que le Ladakh, qui vu de loin,  fait encore partie du Cachemire. Pour ma part, alsacienne de naissance, j’ai réalisé en vivant de part et d’autre de la ligne de contrôle cachemirie, combien les efforts bilatéraux franco-allemands, mais surtout le travail de fond, de remise en question du peuple et du gouvernement allemand ont nourri les efforts de paix et permis d’oublier la guerre. Ce travail n’a de toute évidence jamais été fait au Cachemire, les stigmates de la partition, les différends, les méfiances et les stéréotypes sont plus vivants que jamais de part et d’autres d’une frontière où personne ne sait vraiment comment vit son voisin de l’autre côté.

Caroline RIEGEL

Crédit photo : Yoann Vieil, avec nos remerciements.